samedi 15 novembre 2025

Albanie : l’enfer des femmes piégées dans la prostitution malgré elles

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Maria, 38 ans, originaire du Venezuela, a posé ses valises à Tirana en novembre 2024. Cinq jours plus tard, elle était arrêtée avec plusieurs autres femmes, accusées de prostitution. Depuis, elle tente de se reconstruire après plusieurs mois passés derrière les barreaux, dans un pays où le boom touristique s’accompagne d’une montée alarmante de la traite d’êtres humains.

« Les femmes albanaises ont longtemps été les principales victimes, mais désormais nous faisons face à une criminalité transnationale, qui touche des femmes venues d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine », explique la commissaire Geranda Gjeta, du département de lutte contre la traite des êtres humains à Tirana. « Beaucoup d’entre elles arrivent en transit, sous promesse d’un emploi, avant d’être forcées à se prostituer ».

Le 1er octobre, 54 femmes latino-américaines ont été secourues lors d’une opération d’Europol menée simultanément en Albanie, en Croatie et en Colombie. Dix-sept suspects ont été arrêtés, dont le chef présumé du réseau, un Colombien.

Le groupe criminel, selon Europol, « recrutait et transportait des femmes vulnérables depuis la Colombie vers l’Europe. Une fois sous leur contrôle, elles étaient exploitées sexuellement dans plusieurs pays, notamment l’Albanie et la Croatie ». Le réseau supervisait tout : du recrutement à la perception des gains, usant de violences physiques, psychologiques et de menaces contre leurs proches.

« On m’a promis le paradis, j’ai trouvé l’enfer »

Les enquêtes montrent que la plupart des victimes entrent légalement sur le territoire albanais, souvent avec un visa touristique ou de travail, obtenu par le biais d’agences d’intérim. Munies de faux papiers, elles sont ensuite déplacées vers d’autres pays européens après quelques mois. Si certaines savent qu’elles exerceront la prostitution, elles ignorent la nature coercitive du système.

« On m’a promis le paradis, mais j’ai trouvé l’enfer », confie Maria à l’AFP, son prénom modifié pour sa sécurité. Arrêtée à Elbasan, au centre du pays, dans un appartement loué pour « recevoir des clients », elle a passé sept mois en détention provisoire.

Fatiguée, elle se souvient des « amies » qui lui avaient vanté « un travail facile et bien payé ». Dans son téléphone, la police a retrouvé des photos érotiques, des applications de rencontre et des échanges avec des contacts au Pérou et en Lituanie.

L’enquête a également révélé un nom : Carina, une recruteuse colombienne qui gérait les opérations via un groupe WhatsApp intitulé “Chicas”. On y trouvait des horaires, des tarifs, et même une liste de services sexuels. Carina gérait les clients, les appartements et prélevait 50 % des gains pour « rembourser le voyage ».

Manipulation et menaces

« Ces femmes sont attirées par des criminels qui leur vendent une illusion », explique la commissaire Geranda Gjeta avant d’ajouter : « Elles sont ensuite prises au piège de la dette, menacées, et privées de toute autonomie ».

Nenad Nača, expert d’Europol, note une évolution des méthodes. « Les trafiquants évitent la violence visible. Ils utilisent désormais la peur psychologique. Ils montrent des vidéos de femmes battues pour dissuader toute désobéissance ».

Face à la police, beaucoup de victimes préfèrent assumer leurs actes, craignant les représailles. Brikena Puka, directrice de l’association Vatra, observe une hausse notable des victimes étrangères de la traite sexuelle : « Elles se sentent coupables, alors qu’elles sont piégées dans un système de manipulation et de peur ».

Vatra héberge Maria et d’autres femmes dans des appartements sécurisés, en attendant la restitution de leurs passeports. Parmi elles, Ana, 32 ans, dominicaine, mère de deux enfants, raconte avoir quitté Barcelone où elle travaillait dans un bar. Le salaire ne suffisait plus, alors elle a accepté une offre d’escort en Albanie.

« On fait ça par besoin », dit-elle, la voix brisée. « On pense que c’est facile et rapide, mais c’est faux. On se fait humilier, et en plus, on doit donner la moitié de ce qu’on gagne à ceux qui nous exploitent ».

Une criminalité éclatée et difficile à cerner

Dans les années 1990, la chute du régime communiste albanais a ouvert la voie à une mafia puissante, impliquée dans le trafic d’héroïne et d’êtres humains, rappelle Fabrice Rizzoli, spécialiste du crime organisé. Aujourd’hui, la légalisation partielle du tourisme de masse favorise une prostitution clandestine difficile à éradiquer.

Entre 2024 et 2025, 25 personnes (15 étrangères et 10 Albanaises) ont été arrêtées dans des affaires de traite, selon les données de la GI-TOC (Initiative mondiale contre la criminalité transnationale). Environ 90 femmes, majoritairement étrangères, ont été poursuivies.

Durant les six premiers mois de 2025, la police a ouvert 108 enquêtes, ciblant bars, hôtels et salons de massage. Au moins 37 ressortissants étrangers soupçonnés de traite et une dizaine de victimes ont été identifiés.

« Nous faisons face à un phénomène décentralisé. Ces réseaux ne sont plus des structures fixes, mais des cellules mobiles et interconnectées », explique la commissaire Gjeta.

Selon Europol, ces organisations coopèrent au-delà des frontières. Elles utilisent des plateformes en ligne pour organiser les rendez-vous, recevoir les paiements et blanchir leurs revenus. « Lorsqu’une enquête démarre, ils sont déjà ailleurs. La lutte contre la traite exige désormais une coopération internationale sans faille », conclut Nenad Nača.

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